LA GRANDE CHARGE D’EYLAU
Prusse Orientale – 8 février 1807

Nous sommes le 8 février 1807, en pleine campagne de Pologne contre les armées russes, et nous allons évoquer la plus formidable charge de la cavalerie de tous les temps : celle de la réserve de cavalerie française à la bataille d’Eylau.

Le champ de bataille où vont s’affronter les adversaires est constitué par un vaste plateau enneigé, parsemé d’étangs et de ruisseaux entièrement gelés et balayé par un vent violent. Le ciel est bas et noir, et il neige par moment.

Les armées russe et française comptent environ soixante dix mille hommes chacune, mais l’armée russe commandée par Benningsen possède une écrasante supériorité en artillerie : quatre cent cinquante bouches à feu contre à peine deux cents !

L’aile gauche française, appuyée au village d’Eylau, est constituée par le corps d’armée de Soult.
Le centre s’appuie au cimetière, situé sur une colline hors de la ville ; derrière le cimetière est massée la vieille garde.
Entre le cimetière et le village de Rothenen est déployé le corps d’Augereau et la division Saint Hilaire.
En arrière d’Augereau, se trouve la réserve de cavalerie.
L’aile droite est confiée au corps de Davout qui, venant du sud, n’a pas encore rejoint au début de la bataille et se trouve à quelques kilomètres de Rothenen.

La bataille débute par une formidable canonnade qui dure jusqu’à midi.
L’artillerie française, malgré son petit nombre de pièces, cause de grands ravages dans l’armée russe qui est disposée sur trois lignes en profondeur et qui s’offre ainsi aux projectiles.
Rapidement, toutes les localités à portée de l’artillerie, Eylau, Rotlienen, Serpallen, Sausgarten, sont en flammes.

Vers midi, une attaque russe effectuée sur Eylau est repoussée par Soult.
A ce moment, Davout, débouche à l’est de Rothenen, en arrière de la gauche russe.
L’Empereur ordonne alors à Augereau d’attaquer le centre ennemi.

Son corps d’armée se met en mouvement, mais au même moment une violente tempête de neige se déchaîne.
Les soldats français sont aveuglés, les unités perdent leur direction, se mélangent et dévient vers la gauche, sur Eylau.
L’artillerie russe ouvre alors le feu sur cette masse en désordre et y cause des pertes épouvantables.
Le commandement du corps d’armée français est rapidement hors de combat : Augereau est blessé ; le général Desjardins est tué ; le général Heudelet est grièvement blessé.
En quelques minutes ce corps d’armée fort de vingt mille hommes est réduit à moins de deux mille combattants égarés dans la tourmente, qui finissent par se réfugier dans Eylau.

Entre le cimetière et Rothenen, il y a désormais un trou béant dans la ligne française.

L’Empereur, de son poste de commandement établi dans le cimetière d’Eylau, n’a pas pu se rendre compte du désastre en raison de la neige mais, celle-ci ayant cessé de tomber, il peut juger de la situation : le terrain devant lui est couvert de milliers de morts et de mourants et tout le centre russe s’avance à l’attaque.
Sous les premiers rayons de soleil de la journée, quinze mille grenadiers russes s’avancent sur deux lignes.

Aussitôt les quarante pièces d’artillerie de la garde en batterie devant le cimetière ouvrent le feu ; leurs projectiles creusent des vides sanglants dans cette masse mais sans parvenir à ralentir son avance.

Le danger est grand : l’armée française va être coupée en deux.

Les six bataillons de la garde en réserve derrière le cimetière ne peuvent suffire à combler la brèche et le temps manque pour y prendre position.
Napoléon ne dispose que d’une seule ressource : la réserve de cavalerie.

Il donne l’ordre nécessaire à Murat et, aussitôt, le grand duc de Berg, affublé d’un uniforme très fantaisiste, fonce vers la réserve de cavalerie qui est déployée à cinq cents mètres de là, sur trois lignes :
– la première est constituée par la cavalerie légère : deux brigades, celles de Colbert et de Bruyère, soit quatre régiments de hussards et chasseurs ;
– la deuxième est constituée par trois divisions de dragons, celles de Klein, Grouchy, Milliaud, soit dix huit régiments ;
– la troisième ligne est constituée par les deux brigades cuirassées de la division d’Hautpoul, soit quatre régiments.
En tout, vingt six régiments pour un effectif d’environ douze mille cavaliers.

Murat ordonne aux cavaliers de le suivre et s’élance immédiatement dans l’espace laissé vide par le corps d’Augereau.
Au cri de « Vive l’Empereur », les douze mille centaures s’élancent à la suite de leur chef, longent le cimetière, descendent dans la légère dépression de terrain précédant le plateau, en gravissent la courte pente et surgissent face aux russes qui sont à peine à cent mètres devant eux.

Sans même former ses régiments en bataille par manque de temps, Murat leur ordonne la charge en masse compacte, cavalerie légère en tête, ce qui est contraire à toute logique militaire.

Surpris par cette charge imprévue et violente, les officiers russes ne peuvent donner aucun ordre, les grenadiers ont juste le temps de faire feu sans viser.
Déjà les deux brigades légères les renversent et les sabrent, suivis des dragons qui achèvent de briser la première ligne russe.
Au cours de la charge, le général Grouchy, coincé sous le cadavre de son cheval tué, manque être fait prisonnier.
Il est sauvé par son aide de camp, Georges de Lafayette, et continue le combat.

La première ligne ennemie a été entièrement renversée : huit mille hommes sont étendus dans la neige.
Cependant de nombreux soldats russes ne sont pas hors de combat, ils se sont jetés à plat ventre pour laisser passer la charge et ont ainsi évité la mort.
Toutefois, cette ligne est disloquée et son assaut sur le cimetière est stoppé.

La réserve de cavalerie se trouve maintenant en face de la seconde ligne russe qui, si elle n’a pas eu le temps de se former en carrés, a néanmoins celui d’exécuter des feux de file meurtriers qui couchent de nombreux chevaux et cavaliers, surtout parmi la cavalerie légère et les dragons désormais confondus.

Hussards, chasseurs et dragons, puis cuirassiers, ne ralentissent pas leur charge, ils abordent les baïonnettes russes, bousculent et sabrent les grenadiers avant de poursuivent leur course, toujours menés de Murat.

Ces deux chocs ont été brefs mais ils ont coûté cher en vies humaines et les unités se sont disloquées et ont perdu leur cohésion.

Mais Murat n’a pas l’intention de s’arrêter là, il veut culbuter la troisième 1igne russe comme les deux premières.
Malheureusement, cette dernière ligne n’est pas seulement constituée d’infanterie, elle comprend quatre vingts pièces d’artillerie protégées dans un bois épais, impénétrable à la cavalerie, et soutenues par quelques bataillons.

La réserve de cavalerie charge donc mais les canons russes tirent à mitraille et y causent des ravages.
Le général d’Hautpoul est tué par un biscaïen, deux jours après avoir déclaré à l’Empereur qui l’embrassait pour sa bravoure : « Maintenant, Sire, je n’ai plus qu’à me faire tuer pour Votre Majesté. »

Poursuivre la charge serait du suicide, Murat ordonne donc de faire demi tour.
Toujours sous la mitraille, la réserve de cavalerie décrit un arc de cercle pour rebrousser chemin.
Mais l’élan est brisé et la route du retour est barrée.

En effet, près de dix mille grenadiers russes sur lesquels la charge a passé, ne sont que légèrement blessés ou bien se sont couchés et ont laissé les chevaux bondir au dessus d’eux.
La charge passée, ils se sont relevés, se sont retournés et ouvrent un feu nourri sur la réserve complètement désorganisée et dont la nouvelle charge se transforme en une multitude d’engagements menés par de petits groupes de cavaliers.
Ces attaques fragmentées ne peuvent pas forcer le remparts des baïonnettes russes et le feu de l’infanterie et de l’artillerie continue à prélever son lot de victimes.
La réserve de cavalerie est désormais coincée entre deux murailles infranchissables et risque d’être anéantie.

Du cimetière où il a suivi à la lunette la charge de la cavalerie, l’Empereur se rend compte du péril.
Il n’a plus sous la main que la cavalerie de la garde, commandée par Bessières. C’est donc à elle qu’il confie la lourde charge de frayer la route du retour à la réserve de la cavalerie.

Pour cela, Bessières dispose de deux mille cavaliers : les grenadiers à cheval, les chasseurs à cheval et les mamelucks. L’élite de la cavalerie impériale.

Le régiment des grenadiers, commandé par le général Lepic, est composé de colosses dont la taille est rendue plus impressionnante encore par les énormes bonnets d’ourson dont ils sont coiffés et par les chevaux géants dont ils sont pourvus.

Le régiment de chasseurs à cheval, commandé par le général Dahlmann, constitue le régiment le plus glorieux de l’armée et le plus ancien des corps de la garde.

Dès l’ordre reçu, Bessières s’élance sans déployer ses régiments, il faut faire vite.
Il charge en masse, les chasseurs à droite, les grenadiers à gauche flanqués des mamelucks.
La première ligne russe, cette fois, ne s’est pas laissé surprendre, elle fait face à l’attaque et exécute des feux rapides causant des pertes graves. Le cheval de Bessières est tué, ainsi que son aide de camp ; le général Dahlmann est également frappé à mort, mais la charge est lancée, elle ne s’arrête pas.
En quelques minutes les deux lignes russes sont culbutées, la moitié de leurs hommes taillés en pièces, un large couloir est ouvert par où s’échappe la réserve de cavalerie, derrière Murat.

Après avoir percé la deuxième ligne, le général Lepic ne s’est pas arrêté. Sous le feu des batteries russes et suivi seulement d’une trentaine de ses hommes, il fonce sur l’un des bataillons de soutien, essuie sa décharge de mousqueterie, l’aborde, le traverse en sabrant et se retrouve de l’autre côté devant la plaine nue, sans un ennemi devant lui : il a coupé le centre russe de part en part. Mais de la droite accourt bride abattue un escadron de dragons mosco¬vites.
Lepic n’a plus que douze grenadiers avec lui : une proie tentante pour les dragons qui cernent la petite troupe.
Un officier russe s’avance et, en français, demande à Lepic de se rendre.
Pour réponse, Lepic et ses grenadiers chargent droit devant eux et se fraient un passage de retour au travers des dragons puis des trois lignes russes !

Repliée entre Rothenen et le cimetière d’Eylau, la réserve de cavalerie reprend son souffle et se réorganise.
Plus du quart de son effectif est resté sur le terrain de la charge, mais elle a rempli sa mission : elle a brisé l’attaque de l’infanterie russe dont les débris se replient laissant derrière eux des milliers de morts et de blessés.

Mais soudain, en avant et à gauche du cimetière, une colonne ennemie d’au moins trois mille hommes avance bien en ordre et menace l’état-major et l’Empereur.

Murat rejoint la réserve et ordonne au général Bruyère de le suivre avec sa brigade légère composée d’un régiment de hussards et d’un régiment de chasseurs à cheval, environ huit cents cavaliers.

La brigade charge la colonne russe qui a le temps d’exécuter sur elle une salve. Le général Bruyère et le colonel Demangeot sont grièvement blessés, mais hussards et chasseurs fauchent les grenadiers.
Au même moment, un bataillon de grenadiers de la vieille garde conduit par le général Dorsenne, surgit de derrière le cimetière et attaque les russes de front à la baïonnette.
En quelques minutes la colonne russe est taillée en pièces.

Le rôle de la cavalerie est terminé.

A la chute du jour, l’arrivée du corps de Ney, sur la droite de l’armée de Benningsen force celle ci à la retraite.
La boucherie est terminée et se termine par une victoire.

La réserve de cavalerie y a pris une part prépondérante qu’elle a chèrement payée : les généraux d’Hautpoul et Dahlmann ont été tués, plusieurs généraux et la plupart des colonels sont blessés, plus de trois mille sont hors de combat.

Ses trophées sont à la mesure de son sacrifice : sur le chemin de la charge, les russes ont laissé huit mille grenadiers tués, vingt quatre canons et seize drapeaux !